Volontaire et fertile

Votre administration me prie maintenant de bien vouloir indiquer le nombre d'enfants qui m'accompagneront. Curiosité et préoccupation ô combien légitimes ! Chacun sait les dégâts irréparables que peuvent en un rien de temps causer des gamins mal élevés ou simplement remuants dans un endroit fragile. Et quel endroit plus fragile que votre si vieux et riche pays de France, votre si belle capitale avec tous ses musées, le Louvre et ses peintures qui craignent plus que tout des taches de doigts pleins de confiture, la Bibliothèque nationale et ses manuscrits enluminés qu'il serait si tentant de continuer à colorier, et je ne parle pas des porcelaines de Sèvres où la plus petite partie de foot improvisée – vous savez comme ils sont ! – risquerait d'entraîner des drames.

Installez-vous confortablement dans votre fauteuil, Monsieur le Président, commandez au maître d'hôtel votre boisson favorite, coupez vos téléphones et accordez-moi une heure. Vous êtes père et grand-père. Et vous aimez les femmes. Alors vous ne pourrez qu'apprécier ce voyage au cœur d'un pays où s'entrelacent, comme dans la plus enchevêtrée des mangroves, jusqu'à ne plus y voir la couleur du jour, tendresse et violence, accomplissement et renonciation : une mère.

Après deux années de vie commune, mon Peul merveille du monde, un matin, me releva le pagne et me scruta le ventre au sud du nombril : rien, dit-il, je ne vois rien venir. Et sur ma peau il posa son oreille : rien, dit-il, je n'entends rien. Femme, tu es vide.

Que pouvais-je faire d'autre que confirmer ?

Le marabout arriva vers le soir, le premier de tous ceux que j'ai mystifiés. Il mangea d'appétit ma spécialité (la carpe braisée), il empocha l'argent, sourit : « Je vois ce que c'est, une membrane qui obstrue le chemin de la semence. » Il rota deux fois, remercia Dieu et délivra son ordonnance : « Tu trempes de la laine ordinaire dans de l'huile d'arachide et tu la mêles à des morceaux d'ail pilé. Du bout de l'index droit, tu te rentres la boule au plus profond qu'il te sera possible. Demain, tu sentiras l'odeur. Preuve que la membrane a laissé le passage. »

Je suivis à la lettre ces indications simples et d'ailleurs agréables. Dès l'aube, le nez de mon mari s'introduisit dans la région traitée.

— Hélas, soupira-t-il.

Il avait le nez plus court que le mien. Je lui demandai de guetter encore.

— Hélas.

Sa peine me chavirait le cœur. Pour lui faire plaisir, je recommençai toute la semaine l'opération aillée, sans plus de succès. Le dimanche suivant, il fallut se rendre à l'évidence : la senteur tant espérée se perdait à jamais dans les dédales de ma grotte. Où devait disparaître corps et biens, avant même de pouvoir s'exprimer, la liqueur de mon mari.

Alors les marabouts arrivèrent de partout, envoyés par tous les membres de la famille qui voulaient me guérir. Des marabouts affamés comme des criquets, inventifs comme des escrocs. En bonne épouse apparente, je me soumis aux plus fous de leurs caprices. Je me suis purgée, consciencieusement étripée, avant d'absorber dans une bouillie une pincée de gamji (ficus platyphylla). Échec. Et mille francs CFA perdus. Mon mari a mâché de l'écorce de kalakari (Hymenocardia acida), des bois de gouelé (Prosopis Africana) et un nerf de bouc séché. J'ai ouvert la bouche, reçu sa cuisine. Plus tard, ensemble, nous avons récité : « Faliké wola-wola ma kobi dén-na nékanakoli dén-na. » Échec. Et trois mille francs CFA envolés.

Dans la nuit d'un lundi à mardi, je me suis lavée six fois avec une décoction de gnagnaka (Combretum) et de sitomonakala (Smilax kraussania). Au matin, j'ai transporté les feuilles utilisées à la croisée des chemins de Tambacara et de Yélimané. Je me suis dévêtue sous le regard d'une chèvre et suis revenue enroulée dans un pagne blanc. Échec. Et trois mois d'économies dévorés.

Etc. Etc.

Trop longue serait la liste de nos tentatives malheureuses. Et le voisinage, de plus en plus compatissant en surface, nous félicitait de notre obstination : bientôt, Dieu aura pitié de vous ! Mais derrière mon dos, on m'accablait : le ventre de Marguerite ne donnera jamais rien. Que fait Balewell à tant attendre, au lieu de trouver un autre champ à ensemencer ?

Lui n'écoutait pas. D'ailleurs, il n'était pas là, il me prouvait son amour en collectionnant les allers-retours Dakar-Bamako-Koulikouro-Bamako-Dakar. Sans cette montagne d'heures supplémentaires, comment aurait-il pu payer les marabouts ? J'ai déjà pris une deuxième épouse, disait-il à sa famille de plus en plus récriminante : elle a la peau noire, de la chaleur dans le ventre et un museau fumant, elle s'appelle locomotive.

 

Pauvres marabouts ! Dans les mares soudain désertées par les aigrettes, dans les baobabs incendiés par la foudre, dans les cadavres de chacals inexplicablement préservés des mouches et des vers, dans les fientes de chauves-souris, ils cherchaient partout les esprits néfastes qui narguaient leurs pouvoirs et ruinaient leurs stratégies fécondantes, à l'efficacité pourtant reconnue depuis la nuit des temps.

— Nous n'y comprenons rien, Balewell. Ta femme abrite des sorcelleries qui nous dépassent.

Comment auraient-ils pu imaginer que l'ennemi était de sexe féminin et qu'il leur avait été envoyé par une université, d'eux totalement inconnue, Louvain (Belgique), double doctorat en médecine obstétrique et psychodéveloppement ?

Mlle Klauwaerts venait de prendre ses hautes et mystérieuses fonctions : représentante plénipotentiaire du PSAFA, Programme Spécial d'Appui à la Femme Africaine, comme l'annonçait fièrement le journal de Kayes. Qui précisait que son action avait été décidée à New York par un vote unanime de la XIVe session de l'Assemblée générale des Nations unies. Sa première visite fut pour nous, lycéennes et lycéens de Kayes. Forêt de banderoles, hymne solennel, accompagné de danses (quinze jours de répétitions quotidiennes).

« Soyez la bienvenue,

Grande dame de l'ONU !

Vive son amitié,

Qui est notre fierté ! »

Petite chanson prolongée par l'hommage plus personnel d'un griot édenté :

« Ô toi, la fille du noble pays de Belgique, phare bienveillant de l'humanité, toi la peau blanche qui ne rougis pas au soleil, c'est qu'il a peur de ta flamme, méfiez-vous, les candidats à l'amour, cette femme est un astre ! »

Malgré la chaleur, notre chère chaleur malienne qui lui ouvrait la bouche comme celle d'un poisson tiré hors de l'eau, la blonde plénipotentiaire parvint à prononcer trois mots de remerciements avant de se précipiter à l'ombre. Après trois verres d'eau fraîche, elle reprit assez de forces pour continuer le programme des réjouissances et parcourir (à la hâte) notre établissement modèle.

C'est alors que je lui fus présentée.

— Marguerite, quoique récemment mariée, est notre meilleur élément.

— Pourrais-je lui parler ? En tête à tête ?

Accordé, vous pensez bien, entretien aussitôt organisé. Déjà le proviseur imaginait une bourse, des études tous frais payés en Europe. Et la gloire générale qui s'ensuivrait : Mme Bâ, Marguerite, notre ancienne élève, première Africaine fille de forgeron à rejoindrel'élite du monde… Récompenses assurées pour ses enseignants, peut-être un poste ministériel.

— Je vous laisse mon bureau. Prenez tout votre temps.

Et c'est là, dans cette vaste pièce encombrée de livres et climatisée (peut-être La Fontaine et Roger Martin du Gard fondaient-ils au-delà de 45 °C ? ), haut lieu du pouvoir scolaire, que je fus initiée à la modernité.

— Montre-moi ton ventre.

Les yeux bleus de l'ONU me détaillaient avec une fixité troublante. Un instant, j'hésitai. Mais comment refuser quelque chose à un personnage aussi considérable ? Je relevai mon pagne.

— Qu'il est beau ! Qu'il est beau d'être si plat !

Les yeux bleus s'étaient prolongés d'une main quime caressait. Dans la cour, une cloche sonna : fin de la récréation. Mlle Klauwaerts sursauta.

— Bien. Rhabille-toi. Tu es grande, maintenant. Alors écoute-moi : la contraception est la mère de l'Afrique moderne…

Je l'écoutais, sans trop comprendre : il y avait là une contradiction. Comment la contraception pouvait-elle engendrer quelque chose ?

— Ton ventre est le champ de bataille…

— Il y a la guerre ?

— Tu n'as pas remarqué? L'avenir de l'Afrique peine à vaincre les forces obscures du passé.

— Et ça se passe dans mon ventre ?

— Dans le ventre de chaque Africaine.

— Mais je suis mariée, madame. Mon ventre ne m'appartient plus.

Elle sortit de son sac une plaquette de plastique incrustée de bonbons roses.

— Un par jour. Sans le dire à personne.

— Tu veux tuer mes enfants ?

— Allons, allons, est-ce que l'ONU a déjà tué quelqu'un ? Tu les auras plus tard, tes bambins, et s'il te plaît, en petit nombre. Vous, les jeunes Noires, n'avez aucune intelligence. À peine rencontrez-vous un homme que vous oubliez votre tête et devenez utérus, frénétique usine à fabriquer des bébés. Je te propose un contrat : tu prends ces pilules et moi, je finance tes études. J'ai besoin d'un modèle, tu comprends ? Une femme dont la réussite fasse rêver. Veux-tu incarner ce rêve, Marguerite ?

Sans Marie Curie, je crois que je me serais enfuie, abandonnant la plénipotentiaire à ses stratégies belgo-contraceptives. Mais ma sainte patronne (également héroïne favorite de mon père, je vous le rappelle) ne l'entendait pas de cette oreille. « C'est la chance de ta vie, Marguerite, tu n'as pas le droit de refuser ! » Sa voix sèche à l'accent polonais me martelait le crâne. « Crois-tu qu'absorbée par neuf ou dix lardons, j'aurais découvert les secrets du monde ? » Pour que cesse ce vacarme, je tendis en tremblant la main à Mlle Klauwaerts. J'avais l'impression de pactiser avec le diable. Lequel m'embrassa tendrement. Sous le regard ravi du proviseur entre-temps revenu.

— Que Dieu et l'ONU soient remerciés ensemble d'avoir élu mon établissement pour y dispenser leurs faveurs ! Marguerite, à toi de ne pas les décevoir.

Je rentrai chez moi le dos courbé sous tant de responsabilités et le ventre inquiet : comment les bonbons roses allaient-ils s'y prendre pour étrangler mes bébés dès leur apparition ?

 

Suivirent (d'abord à Kayes puis à Bamako) quatre années de mensonges.

Mensonges aux marabouts :

— S'il vous plaît, délivrez-moi de cette malédiction de stérilité. Je suis prête à toutes vos expérimentations.

Chaque matin, un mois durant, avaler une bouillie claire faite à base de lait frais d'une jument (échec). Le mois d'après, passer à une autre mixture : vous broyez une case de mouche maçonne, y ajoutez un morceau du nid de l'oiseau kankakaa ; vous saupoudrez avec le gui haché du tamarinier. Bien mastiquer (violentes nausées, comédie d'espoir et, pour finir, échec). Vous tentez autre chose. Trois semaines durant, vous portez un placenta de truie en guise de ceinture (échec).

Un dernier marabout s'était présenté. À la différence de tous les autres, il faisait profession de modestie :

— Je ne vais pas te guérir, madame Bâ, mais, si Dieu le veut, te redonner l'espérance. Creuse un trou. Enfonces-y un vase. Remplis-le d'eau. Ajoute un placenta humain carbonisé et broyé. Toi et ton époux, plongez votre regard au fond de l'eau : un bébé couché sur un pagne vous apparaîtra, la vision de ce qu'Allah vous prépare.

Ainsi fut fait.

Tant d'espoir dansait dans les yeux de Balewell quand il se releva, que je faillis, cette fois-là, abandonner ma guerre.

Le malheureux ! Lui aussi, mon si beau mari, recevait son lot quotidien de menteries :

— Ne t'inquiète pas, Balewell, ton salaire suffit pour nous faire vivre et payer mes études. Les Soninkés savent économiser et je me satisfais de livres usagés.

En réalité, chaque trimestre, la plénipotentiaire me remettait dans une enveloppe les plaquettes de bonbons meurtriers et la liasse de francs CFA : tiens bon, Marguerite, l'Afrique est entre tes mains. Cinq de tes collègues ont cédé. Vous n'êtes plus que trois. Tu as passé ton bac, c'est bien, mais la route est encore longue. Je ne te permettrai un enfant qu'après la licence.

 

Quatre années passèrent.

Quatre années d'un étrange cocktail qui pourrait me valoir des circonstances atténuantes : 10% tristesse (quelle maison se satisfait du vide ? Quelle maison ne regrette le double remugle de lait chaud et de vomi, le vacarme des disputes, le désordre des peluches dispersées partout), 10 % humiliation (qu'est-ce qu'un mâle incapable d'engrosser sa femelle? Qu'est-ce qu'une femme au jardin trop sec pour qu'y germe la graine de son homme ?) et 80 % sexe.

Devant sa famille, devant ses amis, Balewell avait adopté la mine et l'allure de celui qui cache, sous un viril courage, une détresse insondable : pâles sourires vite ravalés, gestes fatalistes de la main (acceptons la volonté de Dieu), échine ployée sous le poids de la douleur, démarche plus lente encore que de coutume… J'observais ce théâtre. Car, sitôt revenu chez lui, avant même de se laver des poussières de son train, mon cher mari, soi-disant désespéré, abandonnait la réserve hautaine propre à son peuple : je m'étais déjà jetée sur lui. Et la mêlée joyeuse, la danse aux mille arabesques, la célébration générale continuait, entrecoupée seulement des collations et ablutions strictement nécessaires, jusqu'à la seconde ultime de son départ.

— Mais, Marguerite, que me fais-tu là de nouveau ?

— Tu n'aimes pas ?

(La bibliothèque de l'université recelait des trésors. Rien n'interdisait à une étudiante en droit de s'égarer vers des rayonnages discrets où l'attendaient, un rien moqueurs mais serviables, des manuels de la vie à deux et quelques romans précieux pour une jeune femme ignorante.)

— Ce n'est pas la question ! En me caressant ainsi, et surtout en me proposant ça, tu vas contre la nature !

— La nature n'en saura rien puisque, pour l'instant, je suis stérile !

Et quand, épuisés par nos figures, nous retombions sur le lit (sur le sol, sur la table de la cuisine, debout, mon dos contre l'armoire en bois de thuya, sur l'un ou l'autre des poufs marocains, sur le drôle de buffet français, entre les photos de famille…), une idée nous venait, médicalement idiote (je l'ai appris depuis) mais qui, à cette période, réconfortait Balewell :

— Ouf, quelle gymnastique ! Heureusement que mes entrailles ne peuvent rien créer. Tu imagines un enfant conçu dans cette position ? Forcément mal formé, les jambes au-dessus de la tête, un vrai Picasso !

Il se taisait, réfléchissait, se tournait vers moi et me souriait :

— Tu as raison, Marguerite. Dieu, dans Sa miséricorde, a voulu compenser par l'infini plaisir que nous nous donnons l'un à l'autre le malheur qui nous accable.

Cette alternance d'études d'autant plus acharnées que solitaires et de retrouvailles débridées finit par lasser Dieu. Ma fierté d'aligner des bonnes notes (17 en droit civil, 16 en administratif) devait Lui sembler le comble de la banalité. Il attendait sûrement d'une Africaine une trajectoire plus originale. Alors, pour Se désennuyer, Il nous envoya un drame qui changea nos vies en réveillant mon ventre.

 

Quelle était cette odeur fade, insistante, oppressante et assez impudente pour oser s'insinuer parmi les parfums de sexe qui comblaient mes narines (après m'avoir, depuis le matin, par trois fois satisfaite, Balewell dormait de la manière qu'il préférait : allongé sur moi) ? Un courant d'air humide et frais, semblable à ces bouffées moisies qui montent des caves quand on ouvre leurs portes. Elles vous caressent le visage avec de longs doigts mous qu'on dirait ceux de fantômes. L'odeur ne cessait pas, un appel au secours : vas-tu te réveiller, Marguerite ? Oh, et puis à quoi bon ? Il est déjà trop tard.

Lentement, je me libérai du poids de mon mari tant aimé et me redressai. Dans la nuit, les lettres lumineuses du réveil marquaient quatre heures. Une angoisse inexprimable me serrait le cœur. Et battaient la chamade les ailes de mon fameux nez, le personnage qui, avant même le début de ma vie, m'avait fait prendre pour un garçon, et qui, depuis, s'était tenu tranquille, peut-être par délicatesse, soucieux de laisser au reste de mon corps le temps de se développer.

Dans cette nuit du 14 avril 1966, le téléphone sonna. Mes trois gestes simples qui suivirent – soulever l'appareil, le coller à mon oreille, le tendre à Balewell mon endormi –, pourquoi restent-ils à jamais gravés en moi, comme éclairés par une lumière lunaire ? Sans doute parce qu'ils furent les derniers avant le grand rideau noir. J'imagine que les exilés gardent ainsi pour toujours en mémoire les ultimes visions du continent qu'ils abandonnent.

Balewell avait raccroché et se taisait. J'avais beau lui demander et redemander la raison de cet appel, il se taisait. Et l'odeur avait resurgi, violente cette fois, en bourrasques. Un vent m'appliquait sur le visage sa paume moite et m'empêchait de respirer.

Balewell finit par murmurer :

— Un déraillement.

— Et alors ? Il y en a un chaque mois.

Il me prit dans ses bras. Je ne me rappelle pas le moment, des semaines et des semaines plus tard, où je me sentis assez forte pour quitter ce refuge. Je n'ai pas non plus souvenir que mon Balewell m'ait jamais dit, dit avec des mots, que mes parents étaient morts.

 

Pour saluer mon succès, Capacité en droit avec mention, ils avaient décidé de venir par surprise à Bamako. Confiants dans la technique moderne (Conservatoire des Arts et Métiers oblige), ils avaient choisi le train. D'après les premiers résultats de l'enquête, la chaleur record (52 °C) avait ramolli les rails. Quelle locomotive, même une canadienne Diesel quasi neuve, peut garder son équilibre quand ses roues s'enfoncent soudain dans du chewing-gum ?

À cet instant, je décidai de stopper net le recours à la pharmacopée belge. Pardon Mariama, pardon Ousmane, de vous avoir tant fait attendre !

 

Quand elle apprit la nouvelle, les yeux de Mlle Klauwaerts s'embrumèrent, comme prévu son cou se mit à palpiter, et sa peau de blonde, jaune comme le sable, se parsema de méduses rougeâtres.

— Adieu, dit-elle, je ne veux même pas te voir. Elle ne me regardait pas, ne s'adressait plus à moimais à mon ventre où la modernité avait si piteusement rendu les armes.

— Adieu, répéta-t-elle. Et tant pis pour toi. Je connais les matrices africaines : une fois déclenchées, plus rien ne peut les arrêter.

Peu après, elle retourna en Belgique où les trains ne craignent pas la canicule ; où, par suite, les femmes sont plus dignes de confiance.

Hélas, Mlle Klauwaerts avait vu juste. Une usine s'était mise en marche au-dessous de mon nombril. Ousmane, petit-fils de feu Ousmane, fut suivi de Mariama, petite-fille de feue Mariama, qui précéda Henriette. Après une brève accalmie, surgit le peloton de garçons : Tierno, Eddy (en hommage à Merckx, le coureurcycliste) et Francis. Mon ventre n'en avait pas fini. Aminata s'y installa, à peine sortie déjà remplacée par Awa. Une production ininterrompue. Sous les acclamations de nos familles enfin rassurées : Dieu a eu pitié, loué soit Son nom, désormais ne craignez plus rien pour vos vieux jours. Votre petit peuple prendra soin de vous !

Ces riantes mais lointaines perspectives ne facilitaient pas la vie quotidienne. Notre progéniture dévorait. La subvention onusienne s'était évaporée. Et mon mari avait beau se porter volontaire permanent pour toujours davantage d'heures supplémentaires, son chef levait les bras au ciel :

— Deux Dakar-Bamako par semaine, monsieur Bâ, et retour, pas un de plus, vous le savez bien.

— On ne pourrait pas, pour satisfaire la clientèle, en ajouter un petit troisième ?

— La clientèle, parlons-en de la clientèle, maigrelette clientèle, on dirait une chèvre avant l'hivernage ! Accroissez-la, notre clientèle, marketing, publicité, politique commerciale. Vous avez carte blanche, monsieur Bâ, enflez-la donc, vous qui savez si bien engrosser votre femme, et je vous crée un troisième voyage !

Oh, les piteux retours de la gare de mon mari peul, les poches presque aussi vides que son désert natal. Et n'oubliez pas nos anciens alliés marabouts, celui de la laine aillée, celui du placenta carbonisé, celui de la mouche maçonne… Avertis de la victoire, ils venaient tous réclamer du franc CFA, leur prime de bonne fin, une récompense minime, une obole symbolique, murmuraient-ils, la main humblement tendue, puisque Dieu seul est l'auteur du succès, mais l'œil menaçant.

Huit bébés en dix ans. Inutile de vous dire que ma carrière juridique s'en était allée, goulûment aspirée par cette armée de petits vampires. À chaque tétée, je sentais ma mémoire appauvrie d'un chapitre pourtant si consciencieusement engrangé. Peut-être que mes enfants ne supportaient pas ces notions techniques (le bail emphytéotique, le recours pour excès de pouvoir) dissoutes dans mon lait. Comment expliquer sinon leurs diarrhées perpétuelles ?

Au début, ce cambriolage m'affola, ces voraces me vidangeaient le crâne. Je résistai et je pleurai, m'obligeai à réapprendre en secret, dans la nuit, le savoir dérobé. Et puis je m'abandonnai. Chaque chose en son temps. Une époque pour la maternité. Une autre pour devenir la Marie Curie du droit. Malgré cette résignation déguisée en sagesse, je suivais une pente dangereuse. L'installation dans l'animalité pure et simple.

Un jour…

Mais peut-être avez-vous besoin de repos ? La tête de mon fidèle avocat Benoît Temps-Gratuit dodeline sous ma dictée. Je baisse peu à peu la voix pour lui ménager une entrée douce dans un sommeil que, mille fois, il mérite. Je le soulève, le plus chastement qu'il m'est possible (mon Dieu, s'il se réveillait et me trouvait ainsi, penchée sur lui, mes deux seins frôlant sa bouche), je l'allonge sur son divan, lui retire ses chaussures, insensible à la puanteur qu'elles dégagent (mais pourquoi les Blancs s'obstinent-ils à porter des chaussettes dans nos pays torrides ? ), je déplie maternellement sa moustiquaire, éteins la lampe et m'en retourne à la maison.

Après tout, n'ai-je pas répondu, au-delà de votre attente, à la question 8 c ? La 12 mérite un esprit frais.

Madame Bâ
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